Mise en scène d’un accident : le Crêt de la Charrue (24 mai 1913)

Rodolphe Archibald Reiss (1875-1929), points de vue

Mise en scène d’un accident : le Crêt de la Charrue (24 mai 1913)


Olivier Robert

Résumé

Rodolphe Archibald Reiss attribuait une vertu d’objectivité à l’art photographique car la prise de vue fige le temps. Et pourtant elle porte en elle la subjectivité du scientifique, montrant ce qu’il a voulu fixer, révélant parfois certains éléments cachés. Une photographie raconte souvent une histoire, évoque un lieu, un temps, des gens. Mise en relation avec la presse quotidienne de l’époque, celle du Crêt de la Charrue[1] prend un relief particulier (fig. 1).

1. R. A. Reiss, « Accident d’auto (Barraud) sur la route Lausanne-Vevey », 1913. 

https://collections.unil.ch/idurl/1/46177

L’histoire 

Il s’agit d’un fait divers, comme c’est souvent le cas pour les photographies criminelles. Le 23 mai 1913, vers 20h15, Auguste Barraud, un jeune homme de 25 ans, conducteur de rouleau compresseur à l’Etat de Vaud, revient de Vevey par la route cantonale au guidon de sa motocyclette. Peu avant le passage à niveau « de la Charrue » sur la commune de Chardonne, il est percuté par la voiture de Marcel Mandrin, un notaire de Montreux de 37 ans, qui rentre de Lausanne avec un de ses amis. La voiture circulait à trente kilomètres à l’heure sans tenir sa droite. Le chauffeur a beau appuyer sur les freins, il est trop tard. Suite au choc, le garçon est projeté par-dessus la machine. Il a les poignets brisés ; partiellement scalpé, il souffre de douleurs internes. Conduit à l’hôpital du Samaritain, il y succombera six jours plus tard. L’autopsie révèle un décès consécutif à une péritonite provoquée par une rupture de la vessie. Le notaire est renvoyé devant le Tribunal de Vevey pour homicide involontaire. Celui-ci statue que l’automobiliste a commis une faute grave en empruntant le côté gauche de la route. Il est condamné à… 300 francs d’amende, 3000 francs d’aujourd’hui, et aux frais du procès.

Le lieu

L’image situe précisément l’endroit de l’accident, la route cantonale entre Lausanne et Vevey au bord de laquelle se trouve une maison dans les vignes, à l’aplomb de Chardonne, « Les Planettes ». Elle domine le passage à niveau de la Charrue, où la route fait une courbe pour traverser les voies (fig. 2). 

2. Localisation probable de l’accident. Extrait de la carte de l’Atlas topographique de la Suisse (carte Sigfried) de 1926. Office fédéral de topographie swisstopo.

Le temps

L’automobile immatriculée 7899 est une Piccard-Pictet, la Pic-Pic, comme on l’appelait à l’époque. C’est une voiture suisse dont la fabrication s’étend de 1905 à 1921. La décapotable du notaire Mandrin est récente, datant de 1912 comme en témoigne le logo placé à l’avant, typique de ce modèle particulier. La photographie ne peut donc pas être antérieure à 1912. Elle a été prise en plein jour au printemps, ou peut-être en été, ainsi que le montrent les arbres en feuilles.

Les personnes

Au milieu de l’image, comme au centre de l’histoire, une victime. Au fond, derrière le côté gauche de la voiture, une femme, peut-être la garde-barrière ou une habitante des environs (fig. 3). S’agit-il bel et bien de la prise de vue de l’accident ? Celui-ci a eu lieu de nuit. Le cliché a été pris en plein jour, donc au plus tôt le lendemain. Le photographe n’a pas rédigé de rapport[2], mais le fichier de l’Institut de police scientifique conserve la trace de l’affaire ; la date qui y figure confirme que le photographe est intervenu le 24 mai. Il ne s’agit donc pas de la photographie de l’accident, mais plutôt de sa reconstitution.

3. R. A. Reiss, « Accident d’auto (Barraud) sur la route Lausanne-Vevey », 1913 [détail]. 

Barraud est étendu sur ce qui pourrait être une banquette de voiture (fig. 4). Mais s’agit-il bien de la victime ? A-t-elle attendu toute la nuit l’arrivée du photographe ? Suite à l’impact, le motocycliste n’aurait-il pas été projeté au-delà de son véhicule ? Il aurait sans doute les jambes étendues et non repliées comme le ferait quelqu’un qui craint de salir son pantalon. La main gauche est posée au sol, une position peut-être incompatible avec un poignet cassé ? Ces observations amènent à penser qu’il ne s’agit pas de Barraud, mais d’un figurant placé sur une sorte de coussin. 

4. R. A. Reiss, « Accident d’auto (Barraud) sur la route Lausanne-Vevey », 1913 [détail]. 

Une tache figure entre le blessé et la voiture (fig. 5). Rien ne garantit qu’elle ait un rapport avec l’accident. Il ne semble s’agir ni du sang de la victime ni de l’huile de la machine. Sauf à admettre que le véhicule a été déplacé contre le mur pour libérer la route. S’il était dans l’axe de la tache ou au-dessus de celle-ci, sa position serait mieux en rapport avec ce qu’écrit la presse. Mais dans cette hypothèse, le personnage serait sous la voiture.

5. R. A. Reiss, « Accident d’auto (Barraud) sur la route Lausanne-Vevey », 1913 [détail]. 

La route

Au-delà du tournant, la route est droite ; l’automobiliste aurait dû voir le motocycliste s’il roulait à trente à l’heure comme il l’a prétendu. Sauf si la moto circulait tous feux éteints. L’observation révèle l’absence de phares, ce qui constituera une circonstance atténuante pour l’automobiliste.

Une photographie précise et esthétique

La ligne droite imaginaire qui relie la roue arrière du vélo à la roue avant de la voiture en passant par le blessé donne un sentiment d’équilibre à la prise de vue. Celui-ci est encore renforcé par les deux murs qui semblent se rejoindre à l’arrière de la voiture et par la ligne diagonale que dessine le crêt descendant vers la route. Les objets comme l’appareil de prise de vue ont été placés avec beaucoup de soin. Le cliché ne montre donc ni un accident ni sa reconstitution, mais documente une affaire avec autant de précision que possible en présentant l’état des véhicules et les impacts.

La composition parfaite de cette image sur le plan esthétique parle au spectateur d’aujourd’hui. Elle est d’une si belle facture qu’il est fort probable que Reiss en soit l’auteur. Dans le monde de la photographie criminelle, il n’y a guère que lui pour mettre ce supplément d’âme dans un travail technique.

La signature

En observant attentivement l’image, on constate que le reflet du photographe apparaît dans le phare situé juste sous le volant (fig. 6). Mais s’agit-il de Reiss ? En 1913, il est invité au Brésil quatre mois pour réorganiser la police de Rio et de São Paulo. Les biographes sont peu bavards sur les dates de ce séjour en Amérique du Sud. Le visa, obtenu du consulat du Brésil par le criminaliste, est daté du 4 juin 1913. Il a donc embarqué après cette date. L’accident de Lavaux pourrait être l’une des dernières affaires dont il s’est occupé avant son départ.


6. R. A. Reiss, « Accident d’auto (Barraud) sur la route Lausanne-Vevey », 1913 [détail]. 

Plusieurs des clichés de Reiss sont des mises en scène, comme par exemple en 1907 lors du crime de Villeneuve. Arrivé sur les lieux le lendemain du drame, Reiss ne peut que constater le manque d’éléments permettant de documenter la scène de crime : ni protagonistes, ni armes, ni taches de sang. Aussi le photographe dispose-t-il géométriquement quatre enfants devant la fontaine où le cafetier Ammeter a été assassiné afin d’équilibrer la prise de vue (fig. 7). Dans le cas du Crêt de la Charrue, il fait de même. Les heures ont passé, il a fallu dégager la route et les objets ont été déplacés. Reiss organise les éléments pour référencer au mieux l’affaire.

7. R. A. Reiss, « Meurtre Ammetter Villeneuve », 1907.  

https://collections.unil.ch/idurl/1/44612

Il écrivait en 1903 : « Ce n’est pas ici le lieu de discuter si la photographie est un art ou une science[3]. » Son travail suffit pour démontrer qu’en ce qui le concerne, elle est à la fois l’un et l’autre. La particularité de ses prises de vue révèle les deux facettes d’un indiscutable talent. Il y a la précision du scientifique et la poésie du photographe dans sa traduction de la réalité, surtout lorsqu’intervenant le lendemain des faits il fabrique l’image, mettant en scène objets et personnages.

 



[1] Le lecteur trouvera les éléments factuels concernant l’affaire dans la presse quotidienne vaudoise du mois de mai 1913.

[2] Le rapport aurait dû figurer dans le Livre 7 des expertises de l’Institut de police scientifique de l’Université de Lausanne. Son absence pourrait signifier que l’arrivée du photographe plusieurs heures après l’accident ne permettait pas de rédiger de rapport.

[3] Rodolphe Archibald Reiss, La photographie judiciaire, Paris, Charles Mendel, 1903, p. 1.



Bibliographie 

Feuille d’avis de Lausanne, 6 septembre 1913, p. 22.

Feuille d’avis de Montreux, 6 septembre 1913, p. 4.

Tribune de Lausanne & Estafette, 6 septembre 1913, p. 2.

REISS Rodolphe Archibald, La photographie judiciaire, Paris, Charles Mendel, 1903.

Cartothèque de l’Institut de police scientifique et criminologie (IPSC), Université de Lausanne (UNIL), fiche « Accident Barraud (Rivaz) ».

Fonds de l’IPSC, UNIL, six photographies de la scène du Crêt de la Charrue numérotées 4223-4227 et 6133.



Résumé 

Rodolphe Archibald Reiss est un maître de la technique photographique et de l’art du cadrage. Cas sans doute unique dans la photographie judiciaire, il apporte une dimension artistique à ses prises de vues, notamment lorsqu’il est appelé sur une scène judiciaire plusieurs heures après les faits.



L’auteur

Olivier Robert, archiviste de l’Université de Lausanne de 1991 à 2020, s’est occupé de la prise en charge du fonds photographique Rodolphe Archibald Reiss et en a dirigé la préservation et la description. Il a développé une base de données, aujourd’hui en ligne, associant chaque photo aux métadonnées la concernant. Il prépare un ouvrage destiné à situer Reiss dans l’évolution de l’appareil judiciaire et policier vaudois.