L’intelligence technique de R. A. Reiss

Rodolphe Archibald Reiss (1875-1929), points de vue

L’intelligence technique de Rodolphe Archibald Reiss



Luc Debraine

Résumé

 

1. La chambre de voyage Ch. Alibert qui appartenait à R. A. Reiss. Vevey, Collections du Musée suisse de l’appareil photographique (numéro d’inventaire 75). (Photographie : Luc Debraine).

L’image qui accompagne ce texte montre une chambre de voyage 13 x 18 de la fin du XIXe siècle (fig. 1). La chambre se tenait à main levée. Elle entrait facilement, une fois repliée, dans une sacoche. Il s’agit d’un appareil photo haut de gamme, en noyer, aux finitions impeccables, à la réputation de fiabilité et de précision. Elle a été construite vers 1890 par Charles Alibert, dont la boutique s’ouvrait sur le boulevard Saint-Martin à Paris. Il lui manque hélas son optique.

Il lui manque surtout son histoire détaillée, un destin dont on devine qu’il a dû être riche en péripéties. Cette chambre de voyage fait partie des collections du Musée suisse des appareils photographiques à Vevey. Sa fiche est laconique. Elle indique que la chambre à plaque de verre appartenait à Rodolphe Archibald Reiss. Auparavant, nous apprend la fiche, elle était la propriété de faux-monnayeurs. Ces derniers avaient été arrêtés par la police, laquelle avait confisqué la chambre portative. Celle-ci a par la suite été remise à Reiss. C’est tout.

Perdons-nous un instant en conjectures, ce qui n’aurait pas plu au fondateur de l’Ecole de police scientifique de Lausanne, sourcilleux sur le respect de la vérité, des faits et de l’analyse rationnelle. Quelque chose nous dit que Reiss avait savouré l’ironie : hériter d’un appareil qui avait été utilisé par des faussaires. Lui-même tirait parti de chambres, certes beaucoup plus techniques, pour repérer des faux billets (fig. 2-4). Sous sa direction, l’institut lausannois avait acquis une réputation internationale dans ce domaine précis, collaborant entre autres avec la Banque de France.

 

2. R. A. Reiss, « Faux billets du Brésil », 1913.  

https://collections.unil.ch/idurl/1/44270

3. R. A. Reiss, M. A. Bischoff, « Institut de Police scientifique », date inconnue.

https://collections.unil.ch/idurl/1/48321

4. R. A. Reiss, « Billets faux italien de 5 lires », 1910.

https://collections.unil.ch/idurl/1/50481


Conjecture toujours, l’autre motif de contentement a dû être l’excellente bienfacture de la chambre à main. Le cuir rouge de son soufflet est encore impeccable, comme le sont les deux corps, le châssis, le verre dépoli ou le mécanisme de coulissement. Reiss aurait pu faire sien le mot fameux d’Oscar Wilde : « J’ai le plus simple des goûts : je suis toujours satisfait par ce qu’il y a de mieux »[1]. Le scientifique était un dandy qui aimait bien s’habiller, posant à de multiples reprises devant son propre objectif dans des costumes taillés sur mesure. Au bénéfice d’une fortune personnelle, il pouvait cultiver son goût pour le beau.

Pour Reiss, l’argent était un moyen, non une fin. A preuve son financement de la quasi-totalité de l’équipement de l’Institut de police scientifique à l’Université de Lausanne. Un matériel là encore de qualité, à l’évidence onéreux.

Outre la chambre de voyage « ex-faux-monnayeurs », les appareils et équipements de Reiss parvenus jusqu’à nous témoignent de ce souci de bonne facture, par conséquent d’efficacité. Comme la chambre de reproduction Rauser & Co de Genève dans les collections du musée veveysan. Ou les appareils photométriques Schrambach (Paris) et Ernemann (Dresde) exposés dans le petit musée de l’Ecole des sciences criminelles à l’Université de Lausanne (dans ce contexte, la photométrie permet d’obtenir des clichés entourés de graduations centimétriques ; celles-ci permettent de documenter avec précision le lieu d’un crime). Ou encore, dans le même musée lausannois, les objectifs anastigmats de Lacour-Berthiot et Goerz (un objectif anastigmat est conçu pour corriger les aberrations optiques).

Reiss cite à plusieurs reprises la société Goertz (Berlin) dans son ouvrage La photographie judiciaire[2] paru en 1903. « L’auteur de ces lignes se sert, par exemple, couramment, pour la plupart des travaux judiciaires, d’un double anastigmat Goerz d’une longueur focale de 24 centimètres (pour plaques 18 x 24) et d’une ouverture relative de 35 millimètres[3] », note le docteur ès sciences, alors chef des travaux photographiques de l’Université de Lausanne. Dans le même paragraphe, l’auteur relève : « Heureusement l’industrie actuelle d’optique photographique offre beaucoup d’instruments possédant ces qualités ; il est facile de trouver des instruments très convenables[4]. »

« Les progrès énormes de la photographie » 

Dans le volume 17 de la Revue suisse de photographie[5] (1905), qu’il dirige alors, Reiss fait à nouveau l’éloge des objectifs Goertz. Un article rédigé par Fritz Hansen (1870-1943) insiste encore sur le dynamisme de l’industrie photographique : « Toute une armée de savants, d’artistes et d’ouvriers sont occupés à perfectionner les moyens ou à en trouver de nouveaux, et l’on voit chaque jour apparaître de nouveaux perfectionnements ou inventions. Surtout dans le cours de ces dernières années, les progrès énormes de la photographie ont été de nature à donner à l’invention de Daguerre un tout autre aspect[6]. »

Le tournant des XIXe et XXe siècles marque une révolution des usages et des équipements photographiques. Amateurs comme professionnels ont à disposition une diversité inédite d’appareils, optiques, accessoires ou chimies, ainsi qu’une littérature spécialisée elle aussi sans précédent[7].

Les plaques sèches au gélatino-bromure d’argent ont grandement amélioré la sensibilité des supports. Les objectifs sont beaucoup plus lumineux et mieux conçus. A volet, à guillotine, à rideau, les obturateurs mécaniques autorisent des temps de pose au centième, bientôt millième de seconde. Les téléobjectifs, les flashs au magnésium, la micro et macrophotographie, la reproduction de documents, la similigravure, la photo couleur ou aux rayons X, la photogrammétrie, les appareils détectives ou espions, les agrandisseurs en chambre noire, la transmission d’images par téléphone comptent parmi les innovations ou améliorations de l’époque. Pour dire les choses autrement, il faudra attendre l’apparition de la technologie numérique pour que la photographie connaisse à nouveau une accélération des techniques et des usages d’une telle ampleur.

C’est dans cet état de l’art que Reiss développe sa passion de la photographie dès son arrivée à Lausanne en 1893. « Le domaine de la photographie est devenu de nos jours presque illimité et la photographie même est devenue une nécessité de notre génération agitée et fiévreuse », écrit Fritz Hansen dans le volume 17 de la Revue suisse de photographie. Chimiste spécialisé dans la photosensibilité, photographe amateur, puis médical et judiciaire, Reiss a contribué aux développements techniques de l’époque. Il a perfectionné des méthodes de filtrage, d’éclairage, de chimie, d’accessoires comme des trépieds spéciaux. Mais il n’a rien inventé à proprement parler. Son apport photographique n’a par exemple rien à voir avec celui de son maître Alphonse Bertillon (1853-1914), fondateur de l’anthropométrie judiciaire. Celui-ci a mis non seulement au point une méthode, l’anthropométrie judiciaire, mais aussi un appareillage hautement spécialisé.

En revanche, Reiss a su tirer profit des fulgurants progrès photographiques à son époque. Il avait une intelligence technique unique, faite de précision, méticulosité, opiniâtreté et audace. Il avait les moyens de ses ambitions et aimait le matériel de qualité, sans que cette fortune ni ce goût soient une finalité. Hier comme aujourd’hui, un photographe doit composer avec des contraintes économiques pour trouver le matériel le plus propice à sa pratique. Reiss, et cela ne diminue en rien l’ampleur de sa postérité, n’avait pas cette difficulté. Son histoire est aussi celle de la rencontre féconde entre une personnalité et des techniques qui surgissaient à l’époque.

Le temps du moment opportun

Le kairos, temps du moment opportun, est une autre constante dans l’histoire de la photographie, ponctuée de passionnés qui trouvent un jour leur outil d’élection. Celui-ci leur permet de lâcher la bride à leur potentiel expressif, à tout le moins de répondre à une intention. 

Jacob Riis (1849-1914) a joué grâce à ses photographies documentaires un grand rôle dans la prise de conscience de la magnitude de la misère new-yorkaise à la fin du XIXsiècle. Au début, Jacob Riis n’obtenait pas les résultats souhaités. Ses objectifs étaient trop peu lumineux, ses émulsions trop lentes. Il ne parvenait pas à exposer correctement ses sujets dans les allées sombres et les taudis sans électricité. A point nommé, la commercialisation des premiers systèmes de flash à poudre de magnésium lui a permis de réaliser son dessein.  

Autre réformateur durant l’ère progressiste, cette fois en faveur de la lutte contre le travail forcé des enfants aux Etats-Unis, Lewis Hine (1874-1940) a trouvé dans l’appareil reflex Graflex un outil idéal. Le Graflex lui permettait d’opter rapidement, en pleine séance de prise de vue, pour une faible profondeur de champ. Netteté sur ses jeunes sujets, flou à l’arrière-plan : l’effet conduisait le regard sur ce qui comptait en priorité pour Lewis Hine.

On pourrait multiplier à l’envi les exemples des photographes qui ont pu exprimer leur plein potentiel, voire le sublimer, grâce à l’adoption d’un appareil providentiel. L’Ermanox d’Erich Salomon (1886-1944), le Contax de Robert Capa (1913-1954), le Leica de Cartier-Bresson (1908-2004), le Rolleiflex de Robert Doisneau (1912-1994)… Il ne s’agit pas ici d’affirmer la primauté de la technique sur la pratique, mais de reconnaître, parfois, l’alliance séminale de la machine et de la créativité, la première libérant la seconde.

En l’occurrence, Reiss n’avait pas un appareil d’élection, ni un composé chimique de prédilection. Toutes les techniques, tous les procédés du moment lui étaient bons pour arriver à ses fins. Comme l’emploi du Téléphot Vautier-Dufour pour photographier l’éclipse de Soleil du 30 août 1905 à Lausanne (le Téléphot était pourvu d’un objectif à longue focale). Ou le recours à une plaque orthochromatique, une longue pose et l’ajout au révélateur de bromure de potassium pour bien photographier des taches de sang (une plaque orthochromatique est sensible à toutes les couleurs, sauf au rouge). 

Cette intelligence, dans toutes les acceptations du terme, de la technique a nourri l’extraordinaire destin de Rodolphe Archibald Reiss. Elle a été une condition nécessaire, mais pas suffisante, de sa réussite scientifique.


 

[1] Edgar Saltus, An Idler’s Impression, Chicago, Brothers of the Book, 1917. Notre traduction.

[2] Rodolphe Archibald Reiss, La photographie judiciaire, Paris, Charles Mendel, 1903.

[3] Ibid., p. 25.

[4] Idem.

[5] Rodolophe Archibald Reiss (dir.), Revue suisse de photographie, vol. 17, Lausanne, Corbaz & Cie, 1905.

[6] Fritz Hansen, « Objectifs photographiques modernes », ibid., p. 352.

[7] Nicoletta Leonardi et Simone Natale (dir.), Photography and Other Media in the Nineteenth Century, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2018.



Bibliographie

Le théâtre du crime. Rodolphe A. Reiss, 1875-1929, cat. exp., (27 juin-25 oct. 2009, Lausanne, Musée de l’Elysée), Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009.

EDWARDS Elisabeth et HART Janice (dir.), Photographs Objects Histories. On the Materiality of Images, New York/Londres, Routledge, 2004. 

LEONARDI Nicoletta et NATALE Simone (dir.), Photography and Other Media in the Nineteenth Century, University Park Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2018.

NOLAN Leslie, Jacob A. Riis, Arles, Actes Sud, 1999.

REISS Rodolphe Archibald, La photographie judiciaire, Paris, Charles Mendel, 1903.

REISS Rodolphe Archibald, Manuel de police scientifique (technique) : vols et homicides, Lausanne/Paris, Payot/Félix Alcan, 1911.

ROSENBLUM Naomi, Lewis W.Hine, Arles, Actes Sud, 1999.



L’auteur

Luc Debraine est le directeur du Musée suisse de l’appareil photographique à Vevey. Il est aussi journaliste et chargé de cours en culture visuelle à l’Académie du journalisme et des médias de l’Université de Neuchâtel. 



Résumé

L’extraordinaire maîtrise photographique de Rodolphe Archibald Reiss reposait sur une profonde connaissance des outils à sa disposition ainsi que sur les progrès importants des procédés photographiques au tournant des XIXe et XXe siècles. Reiss, c’est la rencontre d’une intelligence avec les techniques multiples qui surgissaient à son époque.